« C’est une des grandeurs de la France que sur toutes ses frontières elle ait des provinces qui mêlent au génie national quelque chose du génie étranger. A l’Allemagne, elle oppose une France allemande », écrit Jules Michelet (1798-1874), avant de continuer : « L’Alsace est une Allemagne, moins ce qui fait la gloire de l’Allemagne […] »

N’avons-nous pas, en l’imagerie populaire de Wissembourg, une bonne illustration des propos du grand historien ? Nourrie, en effet, de son rapport naturel de lien entre la France et  Allemagne, elle épouse aussi les contours des aléas historiques, économiques et culturels d’appartenances nationales successives.

D’abord, le fondateur, Jean-Frédéric Wentzel. Né en 1807, issu d’une famille d’artisans, il est d’abord relieur, avant d’élargir progressivement son activité au cours des années 1830 et 1840. Il obtient le brevet de libraire (1832), puis celui de lithographe (1835), et enfin celui d’imprimeur en lettres (1851). Toutefois, sa production ne se développe significativement qu’à partir de 1855. Orientée, à ses débuts, vers l’impression d’images à caractère religieux, elle se diversifie au fil des ans. Lorsque, dans les années 1860, Charles-Frédéric (1833-1865), puis Frédéric-Charles (1839-1877) succèdent à leur père, l’affaire est devenue florissante.

Les images se vendent donc bien, car les thèmes abordés sont devenus plus variés, accordant une place plus grande à la vie quotidienne, à l’enfant, à des événements contemporains, ou encore à des sujets tirés de contes et légendes et à des histoires drôles ou moralisantes. Elles ont un attrait simple qui leur permet de toucher un public large, qui, souvent, possède à peine les rudiments de la lecture. La culture française imprègne maints sujets, car les regards sont alors tournés vers Paris. Mais grâce à leur stratégie linguistique, les Wentzel mettent à profit leur position géographique pour se tourner vers le nord et l’est de l’Europe. La production d’images en d’autres langues que le français enrichit leur offre, en particulier en direction des pays et populations germanophones.

Contenu du L’imagerie de Wissembourg entre France et Allemagne
Contenu du L’imagerie de Wissembourg entre France et Allemagne

Après le Traité de Francfort (10 mai 1871), alors que les Wentzel sont toujours aux commandes des affaires, la production commence à se réorienter dans le nouveau contexte politico-économique créé par l'annexion : Wissembourg n'est plus une ville frontière, et la nouvelle entité d'Alsace-Lorraine est majoritairement germanophone (Alsaciens et Allemands émigrés). L’intégration à l’empire allemand réorganise les circuits commerciaux, certains se retrouvant freinés, d’autres favorisés. Les nouveaux centres de décisions politiques, déplacés à l’est, exercent une attraction indéniable. Après le décès de Frédéric-Charles (1877), la direction est assurée par sa veuve, avant que Charles Burckardt ne prenne en main les destinées de l'établissement de 1880 à 1888. Celui qui fut prote (c'est-à-dire chef typographe) de l'entreprise poursuit d'abord dans la ligne de ses anciens patrons.

Mais la germanisation progresse en affectant doublement l'imagerie de Wissembourg : la langue allemande gagne du terrain, d'une part; les thèmes sont davantage tournés vers certains aspects de la culture allemande, d'autre part. Les regards changent de direction, l'imaginaire culturel français se trouve relayé au second plan. Après le décès de Charles Burckardt, ses successeurs, Émile Schenk, Hermann Jungk, et enfin R. Ackermann à partir de 1906, vont creuser ce même sillon germanique. Certaines planches présentent ainsi, de façon satirique, des sujets de société souvent propres à l'Allemagne, ou traitant de l'évolution des mœurs, alors que d'autres sont consacrées à la consommation d'alcool, vue de manière ironique, à l'image de ce buveur désargenté devant une fausse pompe à alcool cadenassée.

Une proportion importante de la production est constituée de planches de soldats, images très appréciées dans des sociétés où l'armée fait partie des valeurs fondamentales. Le militarisme grandissant au cours du XIXe siècle transparaît à travers ces soldats en uniformes colorés, identiques et bien alignés, reflétant l'esprit de discipline de leur époque. Les manœuvres des troupes sont aussi montrées, ce qui permet de découvrir, davantage que les alignements de fantassins ou de cavaliers, diverses réalités de la vie militaire.

Ces réalités devaient bientôt aboutir, après l'escalade puis le déclenchement de la guerre en août 1914, aux premières grandes batailles entre les troupes des Empires centraux et celles des alliés de la Triple Entente. Nous en trouvons des exemples dans des images souvent empreintes de propagande, que ce soit sur le front de l'ouest, ou celui de l'est

C'est ainsi que l'imagerie de Wissembourg, qui achèvera sa course en 1945, se trouva imbriquée dans les épisodes de son temps, à un moment de l'histoire où les deux pays auxquels elle a successivement appartenu se sont affrontés dans des guerres impitoyables. Si elle existait encore aujourd'hui, les choses seraient plus simples...