Histoire

Petit voyage en train à la Belle Époque

À califourchon sur le XIXe siècle finissant, la France profite, comme il convient toujours aux jolies dames, d’un moment de tranquillité pour se refaire une beauté. Dans le fond de son miroir scintillent enfin les joies de la paix et de la prospérité retrouvées.

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À califourchon sur le XIXe siècle finissant, la France profite, comme il convient toujours aux jolies dames, d’un moment de tranquillité pour se refaire une beauté. Dans le fond de son miroir scintillent enfin les joies de la paix et de la prospérité retrouvées.

Le départ en Gare de l'Est

En route vers la Lorraine

Paris, gare de l'Est. La locomotive à destination de Nancy est enfin prête. Le machiniste, le visage un peu recouvert de suie, n'attend plus que le signal du chef de gare.

L'horloge de la gare indique 7 heures du matin, c'est une affaire de quelques secondes. Le top départ ne va pas tarder. 5, 4, 3, 2, 1. Top ! C'est parti ! Coup de sifflet du chef de gare. Son képi, un peu de traviole, et ses joues gonflées par l'effort donné à son petit instrument, lui donnent subitement un air comique et jovial. Le rythme de la locomotive, comme toujours au démarrage, est un peu poussif et hésitant. La fumée qui sort de la cheminée est épaisse et noire, et suit la cadence. Elle s'étire peu à peu le long des voitures, tandis que les voyageurs ensommeillés laissent derrière eux enfin les boulevards de Paris. Le monstre d’acier va crescendo, s'allège et glisse sur les rails de la ligne Paris-Strasbourg. Rien maintenant ne semble plus pouvoir l'arrêter. Le ta-tac tatoum des joints des rails se fait plus régulier, capable d’endormir l’insomniaque le plus récalcitrant.

Après plusieurs heures de voyage à regarder défiler une bonne partie du Bassin parisien, les voyageurs rafraîchis et réveillés par le bon air de province peuvent dès à présent admirer les grandes plaines de terre argileuse et humide de la Meuse, avec ses vergers, ses étangs, ses parcs à vaches, ses villages typiques et ses clochers, et imaginer assises sur des chaises en paille, à l'ombre des mirabelliers, les jolies bergères aux joues rouges et aux sabots de bois.

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À travers la Meuse

Le paysage lorrain défile devant les yeux des voyageurs

Voilà à présent Bar-le-Duc, et sa très médiévale Tour de l’Horloge du XIIe siècle qui veille au grain, suivi par Lérouville et ses carrières de calcaire qui couvrent, depuis le milieu du XIXe siècle, les besoins en pierre de taille pour la construction de très nombreux ouvrages architecturaux en France (gare, pont, viaduc, églises, etc.). 

Voilà Commercy et sa gare morne de province à trois voies, avec sur le quai, ne les oublions pas, les petites vendeuses de madeleines et leurs paniers d’osier, puis Toul et sa Cathédrale gothique et ses vignobles suspendus dominant la vallée de la Moselle qui offre un vin gris d’excellence.

Voilà enfin la ville haute de Liverdun, et sur son écrin de verdure, le Château Corbin. Et une fois franchis les deux ponts à grandes arches qui surplombent les boucles de la Moselle, on peut apercevoir sur les berges encore sauvages du fleuve, à l'ombre des saules pleureurs, des familles entières casser la croûte et partager un moment de convivialité.

Un peu plus loin, des pêcheurs paisibles, debout depuis 4 heures du matin pour ne pas rater le petit train des pêcheurs, surveillent doctement leurs lignes, tandis que des gamins nagent et plongent dans les eaux saumâtres du fleuve, saluant dans un concert de cris et de joie les voyageurs du train qui file vers Nancy. La locomotive, après quelques heures de course folle, approche enfin de Frouard et de Champigneulles, et doit, comme à contre-cœur, ralentir sa course. Le conducteur signale l’arrivée du train en gare en actionnant par intermittence le sifflet à vapeur. Le quai semble désert. C'est dimanche à Nancy. 

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Départ en gare de Nancy

Les voyageurs prennent place dans les voitures

Les touristes ce matin, mélangés à la foule anonyme ne sont guère que quelques poignées à la gare de Nancy. On les remarque facilement sur le quai, derrière leurs grosses valises et leurs malles courrier. Les hommes sont distingués, accompagnés de leurs jolies dames, très élégantes, en robe à corsage cintré et baleiné et munies de leurs ombrelles. Ils attendent patiemment au soleil, le train de la compagnie des Chemins de Fer de l’Est non encore nationalisée et estampillée SNCF. Ils viennent de Paris, et ont décidé de se rendre à Plombières-les-Bains pour profiter du bon air des Vosges.

Désormais, grâce à la ligne Strasbourg-Paris, il est possible de faire un aller-retour en 24 heures. Le voyage entre Plombières-les-Bains et la capitale ne demande que 6 heures de trajet et dans des conditions fort honorables. Les trains sont plus jolis et plus confortables. Les voyageurs ont le choix entre voitures première et seconde classe avec cabines, couloirs, toilettes et water-closet. Un aménagement intérieur qui répond aux clients les plus exigeants, et qui ne changera pas jusque dans les années 80 du siècle dernier, il y a plus de trente ans de cela, avant l'arrivée des trains corails et du TGV.

Les voyageurs un peu dépaysés par la province si tranquille sont désormais bien installés. Ils observent à travers la vitre de la voiture, les allers et retours des militaires si nombreux en ces temps menaçants. Nancy est une ville de garnison, et les trains de la Compagnie de l’Est sont souvent réquisitionnés pour rapatrier les troufions dans des wagons spécialement aménagés pour la troupe. Chargés de leurs bardas, les pioupious déroulent devant les regards étonnés et amusés des voyageurs les premiers rudiments d’un tourisme de base fait de virilité et de bourrades.

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Départ imminent !

C'est l'occasion de se détendre et de se cultiver

Le départ est imminent ! Le machiniste, en tenue de travail, procède aux différents contrôles des cadrans, au graissage, à la mise en chauffe et à la pression de la locomotive. Et pour surmonter ces petits moments d’attente, suspendus hors du temps, les voyageurs décident de concert d’étaler un peu leurs connaissances de citoyens éclairés, dans une conversation associant le bon goût et la galanterie. Chacun consent naturellement à parler de l’inévitable et inestimable Place Stanislas, joyaux du XVIIIe siècle voulue par Stanislas Leszczynski, duc de Lorraine, et construite sous la direction de l’architecte Emmanuel Héré. Sans oublier les somptueuses et prometteuses réalisations de Jacques Grüber dans le domaine du vitrail. L'artiste lorrain, fortement encouragé par le développement de l’architecture Art Nouveau à Nancy, réalise ses deux premiers vitraux pour la maison Gaudin, située rue Charles III en 1899, et devient membre fondateur de l’École de Nancy en 1901.

Et quand ils auront fini de parler de Nancy, et de ses nombreux joyaux architecturaux, ils pourront enfin se détendre en lisant le livret des voyages circulaires et excursions disponible gratuitement dans toutes les bonnes gares de la métropole, ou en consultant un guide touristique acheté dans l’une des innombrables bibliothèques de gare créées en 1852 par Louis Hachette et Eugène de Ségur, premier président d'alors de la compagnie des Chemins de Fer de l'Est. 

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En route vers Plombières

Le train démarre enfin

C’est parti ! Les premiers soubresauts de la locomotive obligent les voyageurs à parler plus fort. Au menu cette fois, la politique. Les échanges sont passionnés, on y parle de Gallé, et de son engagement en faveur de Dreyfus. Pour appuyer son combat, il crée en 1900 le premier journal nancéien ouvertement dreyfusard intitulé  “L’Étoile de l’Est” avec lequel il exprime, par journaux interposés, ses convictions face à Maurice Barrès, farouchement nationaliste, patriote et antisémite. Et pour mener sa guerre contre l’injustice, il prolonge également son combat en signant des oeuvres de bonne facture dédiés au militaire déchu. Citons le vase calice intitulé “Le figuier”, qui associe symbole religieux et citation gravée de Victor Hugo, ainsi que le vase “Les hommes noirs”, qui comporte une citation gravée de Pierre-Jean Béranger, chansonnier républicain et anticlérical. L’artiste y dénonce de manière allusive, l’imposture et l’hypocrisie des antidreyfusards.

On discute aussi, mais sur un ton plus léger cette fois, du Plan Freycinet, voulu par Léon Gambetta, fervent défenseur du pacte républicain et de la cohésion sociale. Le plan est financier, et va permettre aux compagnies de chemin de fer français de dérouler plus rapidement sur le territoire leurs lignes principales et secondaires, et de désenclaver de facto les régions si injustement mises à l’écart. Un plan généreux initié en 1878 et qui perdurera jusqu’en 1914.

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Arrivée à Plombières-lès-Bains

Les voyageurs arrivent bientôt à destination

Et justement, à ce propos, tout le monde s’accorde à reconnaître aux Vosges la chance de se voir enfin rejointes par les rails de la civilisation et du progrès. Même si certains voyageurs ne cachent pas leurs doutes, sinon leurs craintes, à propos du massif vosgien, qui reste, selon certains avis, une terre inculte impropre au développement... Et puis, on leur a dit des choses si étranges... Les Vosges seraient encore et toujours infestées de loups affamés et de petits renards ; derrière les bosquets, des sorcières ricanantes prépareraient des recettes aux herbes maléfiques ; les forêts seraient peuplées de montagnards à moitié sauvages et de bergers revêtus d’une simple peau de bête, que l’on entrevoit à peine derrière des brouillards funestes. Et tous marcheraient — comme ils sont bizarres ! — avec des sabots de bois remplis de paille...

Les Vosges traînent malheureusement une indécrottable réputation...

Le train enfin arrive en gare de Plombières-les-Bains. La locomotive crache son dernier souffle de vapeur tandis que nos amis parisiens regroupés sur le quai se séparent, chacun rendu à son destin de voyageur.

Et dans quelques heures, quand ils auront pris possession de leurs quartiers d’été, ils pourront enfin profiter des bienfaits des eaux thermales de Plombières-les-Bains, connues dans le monde entier pour leurs vertus thérapeutiques contre les rhumatismes et les maladies digestives. Et avec un peu de courage, et si le temps le permet, il sera toujours temps d’admirer une jolie bourgade typiquement vosgienne. Encaissée dans une vallée verdoyante, elle offre au promeneur et au poète inspiré un joli panorama vivifiant avec alentour de jolis étangs où glissent entre joncs, nénuphars et petits canards, de jolies barques romantiques.