Étude historique et linguistique du Ms. 194 de Nancy

« Au commenchement del monde puis ke diex eut fait ciel et terre »

Isabelle Guyot-Bachy
Professeur des universités
CRULH – Université de Lorraine

Sylvain Samyn
École doctorale STANISLAS
Université de Lorraine

Le manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy sous la cote ms. 194 est un volume de 72 folios, mesurant 365 mm × 245 mm. Il se présente sous une reliure en bois couvert de parchemin, dont le dernier plat manque. À l’intérieur, les folios, quelques fois raboutés ou marqués par des traces d’humidité, ont été préparés pour l’écriture par des réglures tracées à la mine de plomb (46 lignes par page). Un rubricateur est intervenu, guidé par des instructions notées à la mine de plomb. Le texte est copié sur deux colonnes d’une gothique semi-cursive noire que l’on peut dater de l’extrême fin du treizième siècle ou des premières années du siècle suivant. Dépourvue de miniatures et sans aucun élément de décoration, la mise en page est cependant soignée. Elle met en évidence un système de datation précis (les six âges du monde, le décompte des années des patriarches, des juges, des rois, de la captivité à Babylone, puis l’année de l’Incarnation), à l’intérieur duquel s’insère un récit, composé de notices brèves. Il s’agit d’inscrire dans la précision du temps des évènements dont on veut garder la mémoire. L’organisation du texte correspond au genre de la chronique universelle, genre majeur de l’écriture de l’histoire à partir du XIIe siècle.

La base Jonas de l’IRHT permet d’associer ce manuscrit à quinze autres témoins d’une ‘chronique universelle de la Création à Philippe IV’. Dans ce corpus, qui se subdivise en trois recensions, le manuscrit de Nancy est le plus ancien des deux témoins actuellement connus de la première recension. Il n’en est pas pour autant le manuscrit original.

Dans une sorte de prologue, placé au moment de la naissance d’Abraham (début du 3e âge du monde), l’auteur fait savoir qu’il a entrepris en 1295 la rédaction d’un récit qui s’ouvre avec la Création du monde. Dans cet exemplaire le récit s’achève en septembre 1301. L’auteur puise à différentes sources qu’il entrelace (compilation). Du début à 381, il suit la chronique d’Eusèbe de Césarée, traduite en latin et continuée par saint Jérôme, complétant ses notices à l’aide du Chronicon imperiale attribué à Prosper d’Aquitaine, des Étymologies d’Isidore de Séville et, pour le récit biblique, de l’Historia scolastica que composa Pierre le Mangeur entre 1165 et 1170. Après quoi, la chronique universelle de Sigebert de Gembloux, conçue comme le prolongement de celle d’Eusèbe-Jérôme, fournit l’essentiel de la matière jusqu’en 1112, et même jusqu’aux années 1150, grâce à plusieurs de ses continuations. Parallèlement, entre dans la compilation une troisième source, sous l’appellation ‘es hystore de Franche’. Il s’agit du Roman des rois composé par Primat à Saint-Denis dans le troisième quart du XIIIe siècle. De nombreux développements hagiographiques suggèrent en outre le recours à la Legenda aurea, composée en Italie vers 1261-1266 par le dominicain Jacques de Voragine. À l’exception du Roman des rois, l’auteur de cette chronique universelle en français s’est servi exclusivement de sources latines, dont il semble assurer une traduction directe. Il a d’autre part adapté le genre historique de la chronique universelle à une lecture personnelle de l’histoire qui  se concentre dès le IVe siècle exclusivement sur l’histoire du royaume des Francs.

Le genre choisi, le soin avec lequel est suivie la succession pontificale et sont enregistrés les gesta principaux de chaque pontife, les mentions concernant églises et monastères, inventions ou translations de reliques, les emprunts à la matière hagiographique, sont autant d’indices que l’auteur – inconnu – est un clerc, peut-être un frère mendiant (Dominicain ?), plus vraisemblablement un chanoine régulier (Prémontré ? Arrouaise ?) ou séculier.

            Le relevé des lieux mentionnés dans la chronique inscrit son auteur dans le cadre de la province ecclésiastique de Reims, dont il mentionne volontiers les saints tutélaires et les fondations religieuses. À partir des années 1240, soit à partir du moment où la chronique rejoint le temps de la mémoire personnelle de son auteur ou celle de témoins de la génération précédente, les notations d’événements survenus dans le diocèse de Cambrai ou dans son voisinage proche, se multiplient. À l’année 1292, une notice apporte un témoignage direct, indépendant de toute autre source, sur le conflit violent qui opposait alors les habitants de Valenciennes à leur seigneur, Jean II d’Avesnes, petit-fils de la comtesse de Flandre, Marguerite, et comte de Hainaut depuis 1280. Dès lors, il y a tout lieu de penser que cette chronique fut composée à Valenciennes et le rapprochement que l’on peut faire avec la Chronique valenciennoise pourrait faire de la chronique universelle du manuscrit de Nancy une pièce importante et précoce de l’historiographie valenciennoise.

Dans cet espace du nord du royaume s’est manifestée dès les années 1210 une tendance favorable à l’histoire en prose et en français (Wauchier de Denain, Histoire ancienne jusqu’à César). Ici, l’auteur, apparemment indépendant de tout patronage, a fait le choix de repartir de modèles et de sources qui faisaient autorité pour livrer, sous la forme d’un aide-mémoire, une démonstration par l’histoire de l’appartenance de Valenciennes au royaume de France. L’intention de ce texte rejoint celle des bourgeois de la ville qui, dans leur conflit avec leur seigneur le comte de Hainaut, avaient voulu convaincre le roi de les protéger. Pour ce faire, en 1290 et 1292 déjà et une dernière fois justement en 1295, ils avaient mis l’histoire au service de leur cause et avaient composé des « dossiers documentaires » destinés à  prouver l’appartenance ancienne de la ville au royaume, alors même que celle-ci dépendait dans les faits très largement de l’Empire. Les liens entre ces dossiers et la chronique du manuscrit de Nancy ne sont pas évidents mais le but est bien le même.

Le témoin ne livre guère d’indications quant à son  origine et sa provenance, à l’exception de deux éléments qui permettent de baliser son parcours. En effet, sur le contre plat figure un procès-verbal, relatif à un conflit entre clercs de la ville d’Huy, dans le diocèse Liège. Au bas de la page, on peut lire la date à laquelle fut émis le document: 1346. Servant de pièce de remploi dans la reliure, il en constitue un terminus post quem. Rapproché d’un certain nombre d’interpolations, dont la plupart liées à l’histoire du diocèse de Liège et portées sur le manuscrit par une main appartenant à la seconde moitié du quatorzième siècle, cet indice atteste de la présence du témoin à Huy à cette époque. Ensuite, nous perdons sa trace jusqu’à la notice que lui consacra en 1842 Raymond Thomassy (1810-1863), archiviste-paléographe, dans son catalogue des manuscrits de la bibliothèque municipale de Nancy. S’il est impossible d’aller plus loin pour expliquer le déplacement de ce manuscrit entre Huy et Nancy, il convient quand même de rappeler les liens et les échanges qui unirent à partir de 1278 (mariage du futur Thiébaut II avec Isabelle de Rumigny) et le XVIe siècle l’espace lorrain et la principauté épiscopale de Liège, par l’intermédiaire de la seigneurie de Florennes.

La couleur dialectale du manuscrit est nettement picarde. Une série d'indices permet de rétrécir son aire de copie. Texte de la fin du XIIIe, la Chronique depuis le commencement du monde... mêle des traits de français commun et de picard et révèle une période de transition entre l'ancien français et le moyen français. Mais les indices de cette période de flottement sont ténus car les manuscrits picards sont réputés pour leur régularité étant donné que les copistes du Nord prenaient soin de conserver les déclinaisons, tant des noms propres que des substantifs (ainsi l'absence de -s pour les pluriels masculins à fonction de sujet (cas sujet), comme  : Li cardounal... s'acorderent (71c), ou la forme du démonstratif chil de Valenchines ou au contraire la présence -s pour les masculins singuliers à fonction de sujet : li rois Raous d'Alemangne (71b). Les pluriels à fonction d'objet (cas régime) prennent un -s de flexion et cela modèle un certain nombre de formes, comme le descorde des chardenaus (71b) où le contact du s a pour effet de changer la consonne l en voyelle (cardounal / chardenaus). La déclinaison, qui est dans l'ensemble bien connue des scribes, n'a plus d'existence réelle dans la langue et cela se ressent quand elle est fautive. C'est le cas de tour, par exemple, qui dans le texte est un mot féminin : le tour (1a, 13a et 35c) et peut subir la déclinaison du masculin : li tours (1a). Ceci constitue un indice de la perturbation que connaît l'ancien français à la fin du XIIIe.

On voit à travers l'exemple de cardounal/chardenaus que la variation graphique est importante et qu'un même mot peut être représenté de plusieurs manières. Ainsi se mêlent les habitudes graphiques typiques du picard (comme la non-palatalisation du groupe /k+a/, où se conserve et la consonne et la voyelle : cachierent (12a) fm. "chassèrent", calengier (17d) fm "challenger", cargiet (24d) fm "chargé", caridé (28b) fm "charité", etc. Ce trait est mélangé à des formes plus proches de l'ancien français commun chapiaus (7d), chambre 10a, chastiel (31a), cheval (25a). Certains mots ont même les deux types de graphies : caitivoisons (23b)/ chaitivision (20c).

Les formes astoiient (1 att. 23v°b) astoit (2 att. 8r°b et 27v°b) et astauli (1 att. 4r°b)  montrent une ouverture de la voyelle prothétique. Si la forme astauli (passé simple 3e personne du verbe [astaulir] -établir-) est enregistrée par le FEW comme forme liégeoise[1] dès le milieu du XIIIe siècle, la pérennité de cette habitude graphique se retrouve dans les deux formes du verbe [estre] astoit et astoiient. Le DMF indique une forme astoye de ce verbe dans un texte de ca. 1400 de Jean d'Outremeuse[2]. La particularité de ces formes oriente donc vers une habitude graphique propre à la région de Liège, sans toutefois démontrer que le manuscrit est en originaire.


[1]          lütt, 1261 : FEW vol. 12, p. 218b.

[2]          J'astoye n'at guere(i)s en Danemarche (JEAN D'OUTREM., Myr. histors G., a.1400, 22. DMF 2015)