Petit voyage en train durant le front populaire

Contenu du Petit voyage en train durant le front populaire
30 juin 2020 par Jean-Michel Poiret

Durant le mois de juin 1936 un voyageur en provenance de Paris se rend à Saint-Dié pour découvrir les Vosges.

Attente en gare de Lunéville

Ce matin, dans la salle d’attente de la petite gare de province où le temps semble s'être arrêté pour toujours, le silence est rompu, non pas par le vrombissement habituel des mouches ayant échappé à la voracité des hirondelles, mais par le tumulte de quelques badauds venus des jardins maraîchers de la campagne environnante. Baignés de sueur, coiffés de chapeaux de paille et chargés de paniers débordants de légumes, nos jardiniers parlent fort et en patois lorrain : « comment ça va la compagnie ? », « i sont bî les lègueumes don maille ? » "non c't'annaïe, j'n'a rin plantaïe da l'maille", "te penrès ben in piot café, nem don ?", ou bien encore : "vins boire in cawp aveu mè", “j'â min enne boutaïe au frâs", “j'n'ame le ta” et tous d'évoquer par la même occasion les risques de sécheresse menaçant les récoltes. La petite réunion, sous forme d'un couarail improvisé, aurait pu continuer ainsi pendant des heures et des heures si l'un des jardiniers, un homme aussi espiègle que rondouillard, ne s'était immiscé dans la discussion :  ”Eh venez vouar, gu'ttez vouar” s'exclame-t-il tout fier, la bedaine en avant, en s'adressant à sa troupe de joyeux lurons "c't' houmme-là i n'è poi d'outé pou travaillî" et "n'è poi d'chapî seu la tîte, i va attrapaïe in cawp d'soulaïe" et "i l'è la brayotte dèboutonnaïe" etc. etc.

Les remarques un tantinet moqueuses de notre aimable maraîcher sont suivies naturellement de gloussements irrépressibles de ses comparses à présent amusés de voir un drôle de petit voyageur de la ville déambuler au milieu du hall. En effet, Monsieur ne fait pas vraiment couleur locale. Il est parisien, bien habillé et distingué. Il porte un pantalon de golf, et traîne avec lui un sac à dos de montagnard fait de toile et de cuir à armature Millet et un énorme appareil photo en bandoulière. Alors que les rires continuent de fuser dans la gare désormais animée, au guichet, espace d'échange formel où il sied de parler un français correct, notre pauvre touriste, imperturbable, tente de se faire entendre pour obtenir quelques informations utiles sur les trains à destination de Saint-Dié. Il comprend rapidement, malgré le brouhaha, qu’il lui faudra patienter encore quelques heures.

Et comme tous les voyageurs du monde civilisé, pour ne pas tomber en syncope ou d’apoplexie, il décide alors, pour tuer le temps, quand parfois les secondes semblent des heures et les heures des années, de s’asseoir et de lire un peu. Ça tombe bien ! Il n’a pas oublié d’emporter dans sa besace le dernier livre d'André Hallays sur Nancy dans la collection "les villes d'art célèbres", et une petite brochure joliment illustrée faisant office de guide touristique sur la Lorraine et l’Alsace acquise récemment dans une bibliothèque de gare. D'ailleurs, en la compulsant machinalement, il se souvient encore de son voyage à Metz l’été dernier, des moments passés au buffet de la monumentale gare de Metz au style roman germanique et construite au début du XXe siècle durant l’Annexion allemande.  

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Metz - La Gare centrale

Il se souvient aussi que les trains roulaient à droite. De tout ceci, il en garde un souvenir ému, même s’il préfère de loin les vacances sportives, genre excursions et escalades viriles sur les sommets vosgiens. Il a même pensé sérieusement au ski. Une pratique sportive visiblement de plus en plus présente et en vogue sur le massif vosgien. D’ailleurs il a rendez-vous à Saint-Dié avec les membres du club alpin section Vosges avec lesquels il prévoit de marcher autour du lac de la Maix, visiter la petite chapelle Notre-Dame du XIXe siècle, et sentir au passage la prétendue chaleur magnétique du Rocher du banc de la vierge. Le lac aux reflets vert-émeraude, niché à près de 700 m d’altitude, dans la vallée de la Plaine et non loin du Donon, attire depuis l’Antiquité de nombreux pèlerins et a suscité de nombreuses légendes. 

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Procession solennelle de la Vierge noire autour du lac de La Maix

On raconte, entre autres, que le bon Dieu n'aurait pas supporté de voir des villageois rire et danser un dimanche matin avec un mystérieux violoniste aux trilles endiablés. Emporté par la colère, le grand ordinateur de l'univers créa aussitôt un lac pour engloutir le village, l’église et ses habitants dans un grand fracas biblique d’eau et de feu. D'ailleurs, en tendant bien l’oreille et selon la force et la direction du vent, il est possible encore, en se baladant autour du lac, d’entendre la voix ténue de la cloche annonçant la messe dominicale dans l’attente des fidèles désormais en enfer...

Aussitôt la belle aventure terminée il repartira pour Paris dès le lendemain matin. L'arrivée en gare de l'est est prévue pour 9 heures du soir.

En route pour Saint-Dié

Après quelques heures d’attente, le train arrive enfin en gare de Lunéville. Les bruits mécaniques de la loco sont assourdissants, et des bouffées de vapeur envahissent le quai. Notre touriste parisien, qui a pu goûter aux joies et aux plaisirs de la rusticité provinciale, peut maintenant savourer les premiers instants de bonheur d'un voyage mérité. Après avoir cheminé le long d'un couloir encombré de bagages et de fumeurs invétérés, il peut dès à présent rejoindre son compartiment. Après un bref bonjour à la compagnie, le voilà enfin installé près de la fenêtre. Apaisé, serein, l'esprit en éveil, il rêve maintenant de grands espaces, de montagnes, de liberté...

Le départ du train est imminent. Les voyageurs sont silencieux. La plupart sont absorbés par la lecture de la presse. Les titres varient selon les envies et les opinions : le Figaro, le Temps, Paris-soir pour les quotidiens nationaux, mais aussi et surtout, l'Est Républicain qui, contrairement à d'autres quotidiens régionaux semble avoir les faveurs des Nancéiens et des Meurthe-et-Mosellans. Ce n'est pas un hasard ; le journal a su s'adapter au déclin de la presse quotidienne régionale entre les deux guerres en proposant, dès les années 20, une première page illustrée de photographies, plus attractive et agréable à lire. Fort d'un tirage de 140 000 exemplaires en 1936, on le retrouve décliné en plusieurs éditions et en vente jusque dans les kiosques parisiens. Dirigé par Léon Mercier, attaché à la liberté de la presse après avoir succédé 30 ans plus tôt à Léon Goulette, le journal nancéien se propose d'informer les lecteurs sur tous les sujets d'intérêts nationaux, régionaux et locaux et selon une ligne éditoriale de centre gauche. Le journal prend position en 1935 en faveur de la liste du docteur Camille Schmitt. Radical modéré, il est élu maire de Nancy et le restera jusqu'en 1944.

Subitement, le train cahin-caha démarre, avec des soubresauts à en faire tomber les valises et à délier les langues. On décide naturellement de parler politique ; ça tombe bien (si je puis dire) les premières pages des quotidiens sont consacrées aujourd'hui aux réformes du Front populaire. La gauche, toutes les gauches, partis politiques et syndicats compris, dans leur générosité et leur élan de solidarité ont convaincu Léon Blum, président du conseil de déposer une loi donnant aux ouvriers la semaine de 40 heures et 15 jours de congés payés.

Nos voyageurs ne cachent pas leur satisfaction. Ils se remémorent encore avec enthousiasme la grande manifestation parisienne du 14 juillet 1935 qui a rassemblé plus de 500 000 personnes et qui annonçait, grâce cette fois à l'unité de la gauche, l'avènement du Front populaire. Ils se souviennent aussi de leurs premiers voyages, dans les années 1900 : le tourisme, les vacances, étaient encore malheureusement réservés à une poignée de privilégiés.

Le train continue de filer vers Saint-Dié, le machiniste actionne par intermittence son sifflet à vapeur pour annoncer la bonne nouvelle. Pendant que les voyageurs continuent de parler passionnément de l'actualité qui agite la France, notre jeune touriste parisien, heureux et songeur, regarde défiler par la fenêtre les vallées, les montagnes, les cours d'eau et les jolies bergères aux joues rouges de la Lorraine en fleurs. Il sait que dans quelques heures, il pourra enfiler ses chaussures de marche et gravir les petits sentiers ombragés des Vosges.

Épilogue

...Puis dans le prolongement des avancées sociales du Front populaire, grâce notamment à la politique généreuse voulue par le Conseil national de la résistance à la Libération en 1945, les voyageurs, les vacanciers, les touristes, les militaires, les hommes, les femmes, les enfants munis de leurs cartes de réduction familiale retrouveront dans les années 50, 60, 70 et 80, toujours dans une authentique joie populaire, les mêmes trains et les mêmes voitures alignés le long des quais. Ils retrouveront toujours, chargés de leurs valises ficelées (et sans roulettes...), les longs couloirs parfois imprégnés de tabac froid et encombrés de militaires ; les cabines fumeurs ou non fumeurs, et leurs 8 sièges en skaïs, les miroirs, les filets suspendus pour accueillir les bagages, les jolies photos en noir et blanc, sous cadres, illustrant de bien jolies destinations exotiques : Juan-les-Pins, Nice, Antibes... et sous les fenêtres coulissantes on les invitera encore et toujours à lire ou à relire le fameux message "é pericolo sporgersi" traduit en 3 langues... Avant que tout ce beau matériel et ces beaux décors ne soient remplacés progressivement par les trains corails et le TGV.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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