Raconte-moi ton histoire : l’usine Lévêque de Saint-Maurice-sur-Moselle

Contenu du Raconte-moi ton histoire : l’usine Lévêque de Saint-Maurice-sur-Moselle
26 février 2019 par Laury ZINSZ

En regardant des cartes postales des lieux de mon  enfance, je me suis attardée sur celles de Saint-Maurice-sur-Moselle. J’y ai reconnu l’église, la maison de mes grands-parents et l’usine où une  partie de ma famille a travaillé. L’idée m’est venue de faire un article sur l’usine Lévêque, en interrogeant ma grand-mère, une manière de regarder l’histoire du textile vosgien, vieux de plus de 200 ans, par la petite porte.


J’arrive chez ma grand-mère un lundi après-midi, les petits gâteaux sont déjà prêts sur la table. Elle a préparé des montagnes de post-it remplis de notes sur ses années de travail à l’usine. Je lui présente les cartes postales que j’ai trouvées.


-    Par où on commence ?

Saint Maurice_1900_légendé
Carte postale de Saint-Maurice-sur-Moselle au début du siècle dernier

Elle commence par m’indiquer l’ancienne usine et la « nouvelle usine » sur une des cartes postales, reconnaissable en bas à droite à son toit en dents de scie. Cette usine n’était plus si nouvelle lorsqu’elle a commencé à y travailler après la guerre.


Puis, elle m’explique le fonctionnement de l’usine. Mon oncle qui amène les bobines au canetage, ma tante qui s’occupe ensuite de l’ourdissoir, la teinturerie de papy Jean, l’encolleuse de papy Yves. Elle s’applique, me donne tous les détails qu’elle peut. Essaie de se souvenir, plisse les yeux, se souvient soudain. Je n’arrive pas à suivre, lui demande de répéter. On arrive enfin à l’étape du tissage qui la concerne : le rentrage. Elle s’occupait de rentrer les fils sur le métier à tisser afin de former les motifs voulus dans le tissu.


-    J’ai commencé à travailler après le certificat d’étude, à  13 ans de 5h à  11h et de 13h à 18h. On m’a appris mon métier sur le tas. J’allais à l’usine à pied. Sept autres femmes occupaient le même poste que moi.


Elle s’applique à me raconter en détail chacun des gestes qu’elle effectuait. Elle me dessine des croquis pour que je comprenne mieux lorsqu’elle me parle de « harnais », de « métier », ou encore de « passette ». Elle me transmet sa passion pour son travail, qu’elle faisait avec concentration et application. 


-    Tu comprends, sans mon travail, la production ne pouvait pas continuer. Une seule erreur dans le rentrage des fils et le motif n’était pas correct. Je devais tout de même travailler vite car on était payé à la production et aux nombres de couleurs de fils rentrés. J’étais une des plus rapides. Les autres femmes venaient quelquefois une heure avant moi et j’arrivais encore à les rattraper.


Je lui demande alors si les conditions de travail n’étaient pas trop difficiles. Elle me décrit alors l’atmosphère qui régnait dans l’atelier de tissage. J’imagine la chaleur, les particules de coton qui flottent dans l’air, l’air moite à cause de l’humidificateur et le bruit des navettes, incessant.

 
-    Et grand-père ?
-    Il était moniteur de chaîne, il réparait les métiers à tisser. Tiens, d’ailleurs, regarde.


Elle sort deux étuis contenant des médailles, l’une en argent, l’autre en or. Des médailles du mérite, pour toutes ses années de travail dans l’atelier.

Médailles du mérite d'André Marchal : d'argent (1973) et d'or (1989)
Médailles du mérite d'André Marchal : d'argent (1973) et d'or (1989)

-   Tout le monde travaillait à l’usine ?
-    Presque. Saint-Maurice était une grande cité ouvrière. Il y avait plein de commerces : une épicerie, deux boucheries, deux cafés, une poste, une droguerie, quatre hôtels […]. Le train venait jusqu’ici. 


Je l’écoute avec attention. Je vois qu’elle se remémore avec émotion ces moments passés. Je la remercie vivement pour son témoignage.


Plus tard de retour à la bibliothèque,  j’ouvre des livres sur l’histoire de l’usine Lévêque et du tissage vosgien. Je découvre alors les problèmes financiers qu’a connus l’usine après la guerre, puis face aux importations textiles asiatiques. Je prends des notes sur le déclin de cette industrie dans les Vosges où le nombre d’usines textiles a été divisé par deux entre 1960 et 1980. Je termine sur une note positive : le textile vosgien profite d’une renommée mondiale qui bénéficie, aujourd’hui encore, aux usines textiles toujours en activité. 


Je pense au petit village de ma mamie, qui n’a plus rien à voir avec la grande cité ouvrière de l’époque. L’usine où travaillaient mes grands-parents a été rasée, les magasins sont presque tous fermés, leurs enseignes sont presque effacées sur les maisons du centre. L’ambiance et la mémoire de ces villages tournés vers le textile disparaissent et s’estompent. On comprend alors à quel point le témoignage peut être important pour garder la mémoire. 
 

Sources

Rathouis, Bernard, Tissage Lévêque : ad augusta per angusta, Rathouis Bernard, 381 p.

Ronis, Willy, Mémoire textile, La nuée bleue, Strasbourg, 2000, 109 p.

Poull, Georges, L’Industrie textile vosgienne : 1765-1981, POULL Georges, 1982, 474 p.

Vosges terre textile, « Vosges et fabrication textile à travers les siècles », 2006. (Disponible en ligne sur http://www.vosgesterretextile.fr/vosges-et-fabrication-textile-a-travers-les-siecles/)

Je remercie également ma mamie, Claude Marchal, qui a partagé avec émotion tous ces souvenirs avec moi. 
 

 

Découvrez également

10 février 2019
Contenu du Mémoires de marinière

Mémoires de marinière

Je suis née sur la péniche de mes parents en 1935. C'est ainsi que j'ai commencé à découvrir le métier. Je me suis mariée le 30 janvier 1954 avec un fils de marinier. Son père était capitaine d'un remorqueur, mais l'équipage étant au complet, sa femme ne l'accompagnait pas sur le bateau. C'est peut-être cette distance qui les a séparés ?

23 janvier 2019
Contenu du Les Îles volantes dans notre imaginaire

Les Îles volantes dans notre imaginaire

L'artiste Mélanie Vialaneix nous propose de découvrir plusieurs petites îles volantes gravées à l'eau forte dans son livre Petits Mondes suspendus. Ce type d'île est présent dans notre imaginaire notamment grâce à celle de Laputa, qui est une destination de Gulliver dans ses Voyages.