Un trésor dans la bibliothèque

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04 mai 2021 par Marion CHALINE

Lorsque je n’étais qu’un enfant, je passais souvent une partie de mes vacances en Lorraine, chez ma tante Alberte. Un jour, alors que je lui racontais la chasse au trésor qu’avait organisée mon école à la fin de l’année scolaire, ma tante me dit ceci : 

« Tu sais mon petit Henri, lorsque j’avais ton âge j’ai eu la chance de voir un véritable trésor dans ma bibliothèque. Un trésor vieux de plus de mille ans ! 
- Oh ! Il y avait un coffre au trésor dans ta bibliothèque tata ?
- Un coffre ? Mais non ! Je ne suis pas en train de te raconter une de ces grotesques histoires de pirates et de coffre au trésor enfoui sur une île. Je te parle d’un livre ! Un livre si finement décoré que l’on ne distingue même pas au premier coup d’œil que c’est un livre. Et lorsque l’on tourne ses pages, il se dégage autant d’éclat qu’un de tes soi-disant coffres remplis de pièces d’or. 
- Voilà que tante Alberte perd la tête, me disais-je. Un livre si vieux, et qui renfermerait de l’or ? Ça ne peut pas exister ! »

J’ai aujourd’hui 47 ans, et depuis peu cette histoire me revient en tête. Je pense que cela a commencé lorsqu’ils ont diffusé au journal télévisé des images de bibliothèques détruites au Moyen Orient, et qu’ils parlaient de tous ces vieux livres perdus à jamais.
Il y a deux mois, le hasard a voulu que je retourne en Lorraine pour le travail. J’y vis tout de suite l’occasion d’éclaircir cette histoire de livre millénaire, et je pris une chambre dans la ville où tante Alberte avait grandi. 
Après une bonne nuit de sommeil, je me mis en route pour la bibliothèque municipale. Je tournai un peu dans l’établissement, et finis par repérer un bibliothécaire qui, en plus de paraître sympathique, me sembla d’un âge assez avancé pour que cette histoire ait une chance de lui évoquer quelque chose.


« Des livres aussi anciens, nous en avons quelques rayons, mais la description que vous en a fait votre tante me fait facilement penser à l’un d’entre eux. Accordez-moi un instant… ».

Le bibliothécaire me laissa quelques minutes, puis revint vers moi avec, dans les mains, une boîte qu’il déposa sur une table. Intrigué par cette boîte posée là devant moi, sans la moindre explication, je décidai de m’installer, et soulevai le couvercle. Je ne m’attendais pas à y trouver ceci :

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Reliure d'orfèvrerie portant une plaque d'ivoire (MS 265 P/R)

À la vue de cet objet, je sus tout de suite que c’était le trésor dont m’avait parlé tante Alberte. Voyant que je n’osais pas le toucher, le bibliothécaire se proposa de me le sortir, et l’installa avec grand soin sur un futon.


« Il fait son petit effet, n’est-ce pas, me dit-il un sourire en coin. C’est un manuscrit qui contient l’Évangile selon saint Marc. Le texte date du IXe siècle, mais la reliure a été faite entre les XIVe et XVIIIe siècles.
- Cette reliure…
- On appelle ça une reliure d’orfèvrerie, vous devinez pourquoi ! Vous avez là une plaque d’ivoire finement sculptée, des pierres semi-précieuses incrustées (de l’ambre et du cristal de roche), et chacune des pièces métalliques que vous voyez est faite de vermeil, un métal précieux constitué d'argent et recouvert d'or.
- C’est absolument splendide. 
- Il manque, bien sûr, quelques petits éléments que le temps a emportés. Voyez par exemple, les hachures que l’on trouve sur certaines plaques ? Elles étaient en fait destinées à recevoir de l’émail. Si vous regardez à certains endroits, vous verrez des petites traces d’un émail vert translucide décoré de petites fleurs et d’étoiles argentées. »


Pour sûr, cette reliure portait bien son nom. Avec un tel bijou, difficile d’imaginer qu’un livre puisse se cacher en dessous. 

La curiosité me poussa à aller plus loin dans la découverte de l’objet, et je décidai de parcourir l’ensemble de l’ouvrage. Après avoir ouvert le livre et tourné quelques pages de parchemin vierge, mon regard fut tout à coup capté par des couleurs vives bordées de reflets dorés. 
Deux enluminures en vis-à-vis occupaient soudainement le parchemin jusqu’à présent éteint, et l’éclairaient d’une douce lumière. Elles représentaient toutes deux des figures de saints, reconnaissables aux auréoles dorées qui cerclaient leur tête. L’or était d’ailleurs présent sur l’ensemble des deux enluminures : il illuminait les vêtements des personnages, il tapissait pleinement un fond ou s’associait aux peintures rouges et bleues pour former une mosaïque, il rehaussait l’encadrement, il se posait en pluie d’or dans les arabesques marginales.

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Enluminure représentant saint Marc, tirée de l'Évangile selon saint Marc (MS 265 P/R)
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Enluminure représentant saint Goëry, tirée de l'Évangile selon saint Marc (MS 265 P/R)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Vous voyez comme l’or est encore si brillant ? me fit remarquer le bibliothécaire. L’utilisation de la feuille d’or dans les enluminures était très répandue : elle apportait de l’éclat et de la lumière à toute la page. La miniature prenait alors les allures d’un véritable bijou à l’aspect intouchable et sacré. 
- C’est de la feuille d’or ? Celle-là même qui est utilisée pour dorer les statues, les toitures…
- Exactement. En raison de son extrême finesse, poser de la feuille d’or réclamait beaucoup de délicatesse. D’ailleurs, voyez, sur les grandes zones qui sont dorées, on remarque que la feuille s’est légèrement plissée au moment de la pose ».


Un autre détail attira mon attention : je remarquai que les auréoles des saints réfléchissaient plus de brillance que les autres zones dorées. Ayant compris que j’avais à côté de moi un spécialiste, je lui posai la question :


« J’ai l’impression que l’or n’est pas le même partout. Les auréoles me semblent plus brillantes : n’était-ce pas le même matériau utilisé ? Peut-être un or plus précieux pour coiffer les têtes saintes ?
- Non, en fait cette impression vient du fait que la feuille d’or n’a pas été travaillée de la même façon. Différentes techniques permettaient de donner plus d’intensité à l’or d’une enluminure. Déjà, on pouvait peindre le motif à dorer en rouge, ce qui, par transparence à travers la feuille d’or, accentuait son côté cuivré. L’or pouvait également être poli à l’aide d’une pierre d’agate, ce qui le rendait plus lisse et plus brillant. Et puis, dans certains cas, on appliquait ce que l’on appelle une assiette à dorer, une sorte d’enduit avec lequel on formait un léger relief sur la zone à dorer, et qui, une fois recouvert de la feuille d’or, donnait un mouvement à la lumière qui venait caresser l’or. »

Les pages suivantes me dirent que ce travail de l’or n’allait pas s’arrêter là. En effet, à peine avais-je tourné la seconde page enluminée que je me trouvais face à une page tout à fait singulière, et sur laquelle l’or se présentait sous une nouvelle forme.

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Page manuscrite en chrysographie tirée de l'Évangile selon saint Marc (MS 265 P/R)

Les vingt-sept pages qui suivaient les enluminures étaient toutes ainsi : peintes d’un rectangle pourpre encadré d’une bordure d’or, sur lequel était écrit un texte, lui aussi, à l’encre d’or. Mes yeux écarquillés durent trahir ma surprise, car le bibliothécaire me fit :

« Vous ne vous attendiez pas à ça, je me trompe ? Ce que vous voyez là est de la chrysographie, une technique qui consiste, comme vous le voyez, à écrire en lettres d’or. C’est une technique qui était utilisée à l’époque carolingienne pour copier des livres liturgiques luxueux sur des parchemins préalablement teints en pourpre…
- Pour accentuer l’éclat de l’or, comme pour les enluminures j’imagine ?
- Tout à fait.
- Mais comment pouvaient-ils déposer de la feuille d’or sur chaque lettre, ils devaient être extrêmement précis, c’est impossible !
- Ce serait en effet un travail très long et minutieux, c’est pourquoi on n’utilisait pas l’or sous forme de feuilles. Les lettres d’or étaient en fait tracées à la plume, avec une encre faite d’un mélange d’or moulu et de mercure. »

Je restais là, un peu rêveur, devant ce manuscrit exceptionnel. Je pensais à ces personnes qui avaient mis tout leur talent au service d’un texte. Je pensais à toutes ces personnes qui avaient possédé ce manuscrit, qui l’avaient protégé, et qui se l’étaient transmis de génération en génération. Ce livre avait traversé tellement d’évènements au fil des siècles, et il était encore là, aujourd’hui, en 2021, toujours entier, et aussi resplendissant que l’avaient voulu ceux qui l’avaient créé. Je pensais aussi à ces conservateurs, qui continuaient de préserver les trésors du passé, et qui les préparaient à survivre aux siècles à venir. Et puis je pensais à ma vieille tante Alberte, une personne toute simple, qui avait eu la chance de croiser dans sa vie un tel trésor, qui avait su s’en émerveiller, et qui en avait fait connaître l’existence aux personnes qu’elle aimait pour les émerveiller à leur tour.

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